Ahmed
C’était une famille sans histoires, vivant au nord-est de l’Afghanistan, près de la ville de Baglhan, sur les premiers contreforts du massif de l’Hindu Kouch. L’élevage d’un petit cheptel faisait vivre la famille de 5 enfants, deux filles et trois garçons, de 1 à 10 ans. A cette époque, depuis que les Américains avaient chassé les Talibans après les attentats du 11 septembre 2001, le pays vivotait entre l’aide des organisations humanitaires, l’aide américaine, le soutien des islamistes et les multiples trafics gérés par différents seigneurs de la guerre. Au sud, profitant de cette désorganisation, les talibans avaient repris depuis quelques années leur marche vers Kaboul pour retrouver le contrôle du pays.
La famille, cet automne, héberge une vague connaissance de passage. Au bout de quelques jours, cet invité disparait et, dès le lendemain, une bande de talibans débarque, frappe violemment d’un coup de crosse de kalachnikov le père de famille et l’accuse de complicité dans le meurtre, sans doute par cet invité de passage, d’un membre de leur bande.
Devant les protestations du père de famille, rapidement, les talibans lui proposent un marché pour clore le problème : sa vie sauve contre la remise de ses deux filles, d’une partie de leur terrain et de leur bétail ainsi que d’une bonne somme d’argent. Sous le choc du coup reçu qui lui laissera toute sa vie une profonde cicatrice au front, le père feint d’accepter et commence à vendre son bétail pour rassurer les talibans sur ses intentions. Une fois la somme de la vente du bétail réunie, chargée un sac pour la nourriture et de quelques bouteilles d’eau, la famille au complet quitte en silence la maison dans la nuit noire, à pied, et entame une longue marche en direction de Kaboul.
Arrivés dans la capitale, il ne leur faut pas longtemps pour se faire conduire sur la place où officient les passeurs pour les candidats à l’exil. Commence alors un voyage digne d’un film d’épouvante. Le calvaire va durer plus d’un mois et demi, suivant un trajet improbable, vers l’est pour passer au Pakistan, puis plein sud pour traverser le pays, vers l’ouest pour passer en Iran et enfin plein nord pour atteindre la Turquie. Un immense détour pour éviter les zones désertiques ou montagneuses mais surtout pour suivre des petites routes perdues pour échapper à la police, aux voleurs, aux talibans et aux diverses mafias vivant du trafic de ces migrants terrorisés et épuisés. Les candidats à l’exil n’ont plus aucun choix et, considérés guère plus que du bétail, sont bien obligés de faire confiance aux passeurs. Au cours de cette fuite vers la Turquie, La famille va emprunter quelque 60 à 70 véhicules différents, parfois en convoi de 5 à 6 voitures, parfois seuls. Bousculés par les chauffeurs et leurs aides armés de matraques, entassés le plus souvent sur des bennes de pick-up, ballotés par les chaos de la route, il n’est pas rare qu’un voyageur se retrouve éjecté de la voiture et abandonné dans le fossé. Il faut parfois mettre pied à terre et continuer en marchant par des sentiers de montagne pour passer des frontières avant de retrouver un nouveau véhicule et de nouveaux passeurs après chaque frontière.
Les enfants en bas âge ont été bourrés de médicaments pour ne pas hurler, les trainards malmenés à coups de matraque et les malades abandonnés tout simplement dans la nature.
Omid, 7 ans à l’époque, se souviendra toujours du chemin suivi pendant près de vingt heures entre d’énormes rochers, à pied, son père portant sa petite sœur de 1 an d’une main, un sac de nourriture de l’autre main, avant d’arriver enfin dans un nouveau village de passeurs, sans doute en Turquie. Il se souviendra aussi des ordres hurlés pour qu’ils sautent d’une voiture en marche, sans bagages, pour éviter un contrôle, des pleurs de sa petite sœur se retrouvant sans lait ni biberon et des menaces de passeurs de l’abandonner sur place si elle ne cessait pas de pleurer…
Après une rapide traversée de la Turquie, la famille se retrouve sur une plage, au milieu de dizaines de personnes de toutes nationalités. On leur a annoncé que le voyage allait enfin se terminer là, après une courte traversée en direction de la Grèce sur un bateau gonflable pour une trentaine de personnes. C’est en fait 67 personnes qui seront entassés sur le petit bateau et naturellement, au bout de trois heures, la petite embarcation commence à prendre l’eau, juste avant d’être repérée et sauvée par le bateau d’une organisation humanitaire battant pavillon américain.
Le pire est passé mais ce n’est pas encore la fin du voyage. Débarqués sur l’île de Lesbos, en Grèce, l’accueil est tout sauf très chaleureux dans un camp de l’UNICEF : les services d’accueil sont débordés. Après une rapide visite médicale conclue souvent par la remise d’un cachet de Doliprane, on leur donne deux petites tentes de deux personnes pour abriter les sept membres de la famille. Dehors, une queue permanente de dizaines de personnes se presse pour obtenir eau ou nourriture… Aucune information sur leur avenir ni remise de papiers ne leur est donnée pendant les 20 mois que va durer de leur séjour, sans aucune activité si ce n’est un ballon pour les enfants.
Un jour, Ahmed, le père, décide de faire monter sa famille sur un ferry qui va les conduire à Athènes où les attendent de nouveaux passeurs, tout aussi organisés que les afghans, pakistanais, iraniens ou Turcs croisés auparavant. Les mafias de passeurs des différents pays contrôlent le trafic migratoire, devenu le plus rémunérateur de la Méditerranée. Par bus ou voiture, la famille va réussir à arriver à traverser la Grèce, l’Albanie, la Croatie, la Slovénie et l’Italie avant de se retrouver refoulés dès la frontière française passée, à Vintimille, car, ayant déjà donnés leurs empreintes en Italie, ou même dans les pays précédents, ils étaient censés être pris en charge par ces pays.
Heureusement, le règlement et la pratique diffèrent souvent. Ayant fait demi-tour en train vers Rome, la famille, à peine arrivée, sans quitter la gare, prend aussitôt des billets pour Paris et peut enfin atteindre, sans contrôle spécial, la gare de Lyon.
Trois ans pour faire le trajet Kaboul/Paris : l’obstination et le courage d’Ahmed et de sa famille avaient enfin sa récompense en atteignant la France, ce pays qu’ils ne connaissaient que de réputation, celle d’être la patrie des droits de l’homme.
Aujourd’hui, la famille vient enfin d’obtenir un statut de réfugiés, un droit d’asile dans l’attente d’une naturalisation future et, logés provisoirement au Huda de Bourg la Reine, sont dans l’attente d’un logement pour avoir enfin le luxe d’une vie normale, avec un travail pour le père, des soins pour la mère affaiblie par cet exil et une scolarité pour les enfants.
On pourrait alors dire qu’une réputation n’est pas toujours trompeuse.
Février 2022
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